Captive ?

Captive ?

Ma famille est rentrée d’Algérie en 1984, l’atmosphère devenait pesante, ma mère ressentait déjà la montée de l’extrémisme religieux. Quelques années plus tard commençait la décennie noire, époque et épreuve terribles et terrifiantes pour les Algériens. Pendant mon adolescence, j’ai vécu ces heures sombres par procuration, entretenant une relation épistolaire dont l’autocensure racontait tout, avec une Algéroise fille d’amis de mes parents de quelques années mon aînée. J’ai un souvenir prégnant de conversations chuchotées au téléphone, avec à l’autre bout du fil une jeune fille angoissée, terrorisée et impuissante, subissant dans sa vie et dans son coeur cette violence indescriptible. Des femmes non voilées se faisaient égorger, et des têtes décapitées de jeunes filles qui continuaient de vouloir étudier malgré l’interdiction étaient accrochées aux grilles de la faculté d’Alger.
Par conséquent, j’ai un regard attentif sur la montée des extrémismes religieux, je suis consciente que tout peut basculer assez vite si une population est dans la peur.
La France a été attaquée de façon violente en 2012, puis 2015, 2016, et depuis régulièrement des actes terroristes, à l’attention des « mécréants » sont perpétrés, car il s’agit bien de cela.
Dès 2015 j’ai réfléchi à ce que je pouvais dire et créer, en tant que photographe, en tant que femme, en orientant ma réflexion sur l’apparition dans les rues de France de femmes voilées intégralement. Pour moi ( et d’autres aussi fort heureusement ), cette multiplication des femmes désirant se cacher représente la partie émergée d’un iceberg de pensées et d’idéologie dangereuses. Il ne s’agit pas de se questionner sur chaque femme en tant qu’individu, mais sur le phénomène global. Je me suis tout d’abord demandé pourquoi le fait de se cacher rendrait ces femmes plus vertueuses que les autres. Et comment l’environnement, social, politique, la famille, le voisinage peuvent implicitement imposer un choix que l’on croit avoir décidé.

Cette série est le fruit de lectures, romans ou analyses, réflexions intrinsèques face à notre actualité, rencontres avec des musulmans évidemment, imam également, dont j’ai voulu faire une synthèse en images, sensible, universelle pour réfléchir. Pourquoi des femmes en France ressentent le besoin de se voiler intégralement ? Pourquoi en France le voile intégral, symbole de soumission et d’oppression deviendrait une illustration de la liberté ?
Pour finir, je voudrais souligner ici que depuis des années nous entendons le discours affirmant que se voiler est une liberté que chacune peut s’octroyer, mais que faire lorsque le CFCM le 29 Octobre 2019 annonce que les musulmanes ont la liberté de ne pas se voiler ? La tendance est inversée, et les voix des islamologues ou musulmans dénonçant cette absence d’obligation de se couvrir dans les textes sont peu entendues.

J’ai eu assez rapidement une idée précise des images que je voulais créer. Les corps nus, purs, bruts, de femmes, sous un voile blanc un peu transparent, dans un contexte quotidien (à domicile), ou un peu onirique, pour ouvrir la réflexion à une liberté des âmes et des corps plus largement envisagée. Je désirais également parler des hommes, car nous ne pouvons parler de la liberté des femmes sans évoquer celle des hommes.
Les visages ne sont pas visibles, à l’inverse du voile intégral. La série dans son entièreté doit nous interroger sur nos libertés d’action, d’être, les libertés fondamentales, le lien à ce qui nous entoure, l’influence de nos êtres sur l’extérieur et inversement.
Je remercie grandement tous les modèles ayant accepté de participer. Certaines sont des femmes musulmanes qui ont accepté justement à cause du message que je voulais faire passer, et auprès desquelles j’ai trouvé l’énergie et la volonté de me lancer dans l’aventure.
Les prises de vues ont été réalisées entre 2016 et 2019, au gré des rencontres et des opportunités. J’aimerais pouvoir transmettre simplement et intelligemment des réflexions menées par nombre de musulmans Français, ou d’ailleurs, de femmes et d’hommes simplement, décortiquées, ressenties et livrées ici au travers de mon propre prisme.
Nous devons, je crois, prendre conscience qu’il se construit, en France, un discours qui voudrait nous faire croire que la soumission est une liberté.

Je pourrais écrire encore tellement, citer nombre d’écrivains hommes et femmes d’origines diverses, musulmans, artistes, ayant vécu dans leur chair la violence de l’intégrisme, et qui le déplorent, ou s’insurgent. L’extrémisme religieux et l’extrémisme politique peuvent nous diviser, il faut juste regarder les faits calmement et se poser les bonnes questions. Ne nous opposons pas, mais soyons vigilants, et ne tombons pas dans les pièges tendus qui nous feraient déraper.

Merci à Boualem Sansal, Saphia Azzedine, Kamel Daoud, Chahdortt Djavann, Abdennour Bidar, Malek Chebel, Omar Youssef Souleimane, Leïla Slimani, Yasmina Khadra, Marc Trévidic, Khaled Hosseini, Waleed Al-Husseini, Amin Maalouf, Zineb El Rhazoui, Hakim el Karoui, Kahina Bahloul, pour leurs écrits et leurs actions, et tous ceux et toutes celles qui préfèrent garder l’anonymat.

Marie Bienaimé, Novembre 2019

Cette série a été exposée à la Galerie Catherine Mainguy, dans l’exposition collective Otolithe, avec les oeuvres de Catherine Mainguy et Pilar du Breuil. En résonance de la Biennale d’art conteporain de Lyon 2019.

De nombreux auteurs m’ont accompagnée pendant cette période de création. Vous trouverez ici des extraits de leurs ouvrages, les passages percutants qui m’ont marquée.

J’ai porté dix ans le voile. C’était le voile ou la mort. Je sais de quoi je parle. […]

Mais qu’est-ce que porter le voile, habiter un corps voilé ? Que signifie être condamnée à l’enfermement dans un corps voilé puisque féminin ? Qui a le droit d’en parler ? […] Certains intellectuels français parlent volontiers à la place des autres. Et aujourd’hui voilà qu’ils parlent à la place de celles qu’on n’entend pas – la place que tout autre qu’elles devrait avoir la décence de ne pas essayer d’occuper. […]

Le voile. Non pas le voile à l’école, mais : le voile tout court. Faut-il être aveugle, faut-il refuser de regarder la réalité en face, pour ne pas voir que la question du voile et une question en soi, antérieurement à tout débat sur l’école et la laïcité ! Le voile n’est nullement un simple signe religieux, comme la croix, que filles ou garçons peuvent porter autour du cou. Le voile, hijabe, n’est pas un simple foulard sur la tête ; il doit dissimuler entièrement le corps. Le voile, avant tout, abolit la mixité de l’espace et matérialise la séparation radicale et draconienne de l’espace féminin et de l’espace masculin, ou, plus exactement, il définit et limite l’espace féminin. Le voile, hijabe, c’est le dogme islamique le plus barbare qui s’inscrit sur le corps féminin et s’en empare.

Bas les voiles !, Chahdrott Djavann, 2016

Un matin, je changeais ma petite sœur de deux ans, elle m’a échappé et a couru, fesses nues, devant le mollah ; offensé par les fesses à l’air de ma sœur, il a blâmé ma mère en disant que l’éducation de la pudeur d’une fille commençait dès le berceau. Ma mère, tout en s’excusant, s’était levée pour attraper ma petite sœur qui courait autour de la pièce, riait et sautait dans tous les sens ; j’ai mis mon foulard sur la tête et suis venue à son aide ; tout d’un coup, le mollah, outragé, a haussé le ton en disant que notre maison n’était pas une maison bien tenue. La muette était debout, en face de lui, tête nue. Ma petite sœur s’est jetée dans ses bras. […]

Mon oncle gardait pendant tout le film la télécommande en main, et dès qu’il y avait des scènes de baisers ou de corps nus, tout de suite il zappait la scène et faisait avancer le film. Ses copains s’énervaient : ah, tu es chiant, laisse-nous voir. Mon oncle répondait : c’est facile pour vous, puisque vos sœurs à vous ne sont pas là. […]

Elle a ouvert la porte de la maison de mon oncle, je suis entrée avec elle. Dans notre hâte nous avions laissé la porte ouverte. Elle est restée deux secondes paralysée devant la scène que nous découvrions : la muette et mon oncle étaient nus, endormis dans les bras l’un de l’autre. Moi aussi j’étais interdite et sans voix. Dieu, que c’était beau, ces deux corps entremêlés. Dangereusement beau. […]

Le mollah avait établi l’acte de mariage, il n’avait pas besoin de mon consentement, car, selon la loi, j’étais sous tutelle paternelle et mon père avait le droit de me marier à qui bon lui semblait. Il lui avait donné son accord. Je devais être chez lui le lendemain matin.

La Muette, Chahdortt Djavann, 2011

« Non, monsieur le juge, je vous remercie mais je me passerai de la défense de quiconque. Je n’ai rien fait de mal, je n’ai donc pas à me défendre, seulement à vous répondre, et encore parce que j’y suis forcée. Je n’ai jamais eu besoin que l’on s’exprime à ma place. Il existe, dans ma religion, un principe d’égalité absolue face à Allah. Il n’y a qu’à Lui que je doive rendre des comptes et il n’y a que Lui qui soit apte à me juger. Vous pouvez continuer à prétendre Le représenter, mais cette imposture ne me concerne pas. Je ne suis pas dupe de votre dévotion. »[…]

À quatorze heures, le procès repris. L’avocat de l’accusation commença ainsi :
« Sa voix nous a troublés, monsieur le juge, elle a convoité nos cœurs, elle a provoqué notre âme et à détourner nos fidèles de leurs prières. Il est interdit pour une femme d’élever la voix et elle le sait, cela peut susciter du désir chez l’homme ! Cette femme toxique accumule bien trop de péchés pour implorer votre clémence. Elle ne porte jamais son voile correctement, cela distrait les hommes dans la rue, elle sort de chez elle sans demander l’autorisation de son plus proche voisin, notre vénérable muezzin, elle s’est peint les ongles d’une couleur nacrée, cela a attiré le regard du facteur lorsqu’il lui a remis son courrier, elle porte un bracelet de pied qui résonne quand elle marche, cela émoustille les passants, et surtout, monsieur le juge, lorsqu’elle s’adresse à nous, elle nous défie du regard pour nous séduire. Cette femme incarne le mal, et le mal, on le tue à la source ! »[…]

Je comprends.
Ici, je peux rire. Mais là-bas, je n’en ai pas le droit. C’est là où vous êtes dangereuse. Je perds mes repères avec vous.
Pardon.
D’ailleurs, je ne devrais même pas rire ici. Vous ne pouvez pas dire que, le voile, c’est mal.
D’accord.
Ce sont des choses qu’il ne faut jamais remettre en question. Le voile, c’est la protection de la femme.
Oui, lui concédai-je. […]

Elle bascula dans la folie le jour où elle s’apprêta à sortir de la maison sans voile et les bras découverts. Je la retins de justesse, les yeux hallucinés, l’empêchant tant bien que mal de passer la porte pour aller je ne sais où. Afin qu’elle reprenne conscience, je la secouai sans ménagement tandis qu’elle répétait :  » Il fait trop chaud pour se couvrir, Dieu est juste, Il ne peut pas nous infliger cela. La température est la même pour tout le monde, alors si tu as chaud en bras de chemise, imagine ce que je ressens sous ma burqa, espèce d’enflure.
C’est pour vous protéger, vous, les femmes, que nous faisons cela, protestai-je dans un ultime espoir de la raisonner.
Protéger de quoi ? hurla-t-elle, les yeux révulsés. Protéger de qui ? De vous les hommes ? Vous admettez donc que vous êtes dangereux ? Que vous êtes le problème ? Ai-je demandé à être protégée, moi ? Si vous êtes dangereux, c’est vous que l’on doit tuer, pas nous que vous devez sacrifier.

Bilqiss, Saphia Azzeddine, 2016

[…] Rien n’indique dans le Coran que les femmes doivent sortir voilées. Le mot hijab est utilisé sept fois dans le Coran. Dans aucun cas il ne fait référence au vêtement féminin, pour lequel deux formules sont utilisées (khoumour et jilbab). Hijab veut dire rideau, il est devenu le symbole d’une séparation entre la femme et l’homme. Il désigne l’isolement des épouses de Mahomet : « Et si vous leur demandez (aux femmes du Prophète) quelque objet, demandez-le-leur derrière un rideau : c’est plus pur pour vos cœur et leurs cœurs. » Mais il s’agirait plutôt de distances et d’obstacles qui interdiraient les contacts directs des invités du Prophète avec ses femmes. Cette séparation, d’abord réservée aux femmes de Mahomet, se serait ensuite postérieurement étendue aux femmes musulmanes en général.
Le terme voile en français, dans son sens de tissu porté sur la tête, est abordé ( indirectement ) une seule fois dans le Coran, dans la sourate XXXIII, verset 59* :  » Ô Prophète ! Dis à tes épouses, à tes filles, et aux femmes des croyants, de resserrer sur elles leur mante : c’est pour elles le meilleur moyen de se faire connaître et de ne pas être offensées. Dieu est celui qui pardonne, il est miséricordieux. » Le mot traduit par mante ou voile ici et dans beaucoup de traductions est le mot arabe jalabibihenna ( de jalâbib, qui est le féminin pluriel de jilbab ). Ce verset coranique constitue donc davantage un appel à la bienséance et à la préservation de la structure sociale qu’une injonction vestimentaire spécifique. Il ne fait aucun lien explicite avec la chevelure. Le mot jilbab fait référence ici plutôt à un drap qu’à un quelconque habit qui permettrait de cacher d’identité et non de couvrir ou découvrir le visage.
Quant à la sourate XXIV, plus tardive, le mot voile n’y apparaît pas : « Dis aux croyantes de baisser leurs yeux et de contenir leur sexe ; de ne pas faire montre de leurs agréments, sauf ce qui en émerge, de rabattre leur fichu sur les échancrures de leur vêtement… » (verset 31). Le mot traduit par fichu ici et le mot arabe khimar qui peut signifier tout drap ou vêtement que porte la femme. Quant au terme rendu ici par échancrures, il s’agit du terme arabe jouyoub que d’autres traducteurs ont rendu par poitrine, gorge, seins, ou encore décolleté. Le terme jouyoub est utilisé par le Coran au singulier, jayb, à propos de Moïse (27 :12 ; 28 : 32) au sens d’ouverture de la chemise. Le terme agrément a été perçu fautivement par certains juriste comme désignant le visage.

En fait, la seule mention du voile se trouve dans un hadith (un dit du Prophète rapporté selon la tradition par ses compagnons) : « Un jour, la belle-sœur du Prophète, Asma fille d’Abu Bakr, rendit visite au Prophète, tout en portant des vêtements fins (riqâq). Alors le Prophète aurait dit : « Ô Asma, quand une fille est pubère, il lui sied de ne laisser voir d’elle que le visage et les deux mains. » Ce hadith est rapporté par le compilateur Abu Dawud plus de deux cents ans après la mort de Mahomet. Et c’est ce texte qui est invoqué par la majorité des théologiens sunnites, chiites et ibadites pour justifier l’obligation du port du voile. Ce hadith se classe pourtant dans la catégorie des hadiths faibles (il ne figure pas dans les recueils canoniques comme ceux d’ Al-Bukhari et de Muslim qui sont les plus célèbres et sa chaîne de transmission est absente, ou à tout le moins incomplète). Or dans la jurisprudence musulmane, un hadith faible ne saurait former la base d’une disposition obligatoire. Certains libéraux avancent cet argument pour remettre en question l’existence d’une prescription du voile.
Je ne vais pas entrer dans une discussion théologique. Mon objectif est surtout de montrer ici que ni la viande halal ni le port du voile par les femmes ne sont des prescriptions religieuses musulmanes aussi claires que l’interdiction du porc ou le jeûne pendant le mois de ramadan peuvent l’être. Alors, qui a diffusé ces idées ? Des traditionalistes ou plutôt des conservateurs, pour des raisons moins religieuses que sociales ou culturelles. Et ce que montre l’adhésion des musulmans de France au halal et au voile, c’est que ces conservateurs traditionalistes sont en train de gagner la bataille culturelle qui se joue.
*Le Coran, trad. de Denise Masson, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1980

L’Islam, une religion française, Hakim El Karoui, 2017

Ce soir, je choisis un string fuschia, un haut noir et une minijupe en jean. C’est bientôt l’heure. Je sors mon lizar et je m’en recouvre entièrement. Pour éviter le regard des gens, je ne laisse sortir qu’un œil. Je marche librement, au-dessus de touts soupçons. Qui oserait croire que je fais la pute sous mon lizar ? Il est ma meilleure garantie. Seules mes chaussures pourraient me trahir. Mais personne n’ose regarder une femme voilée. On leur fiche la paix, aux femmes voilées. […] Je remets mon lizar, prends mon argent et m’en vais comme je suis venue, voilée. C’est mon espace de liberté ce lizar. En dessous, je fais ce que je veux. Moi j’ai choisi. […]

– Dites à vos épouses d’abaisser un voile sur leur poitrine…
Quel rapport avec les cheveux ? Et pourquoi Allah Tu ne T’adresses pas à moi directement, pourquoi Tu dis  » dites à vos épouses » ? Pourquoi Tu ne me dis pas « pour être une femme bien il faut t’habiller décemment » ? J’aime qu’on s’adresse à moi. Pourquoi nous les femmes on a besoin d’un intermédiaire, de quelqu’un qui nous dise comment on doit s’habiller, se comporter et évoluer ? […] En fait je sais, les hommes ont peur des femmes alors ils les voilent. Pour ne pas les voir. Pour les imaginer seulement. Les fantasmer. Les peindre. Ah ça oui, les hommes aiment nous peindre. Nous représenter. Mais pas nous voir pour de vrai.

Confidences à Allah, Saphia Azzeddine, 2012

Mouna est sortie de son appartement et s’est approchée d’eux pour les calmer. J’observais la scène d’en bas. Mouna portait une jupe et j’ai aperçu ses jambes, blanches, lisses comme du marbre. Ayant remarqué ma présence elle s’est écartée. […] Toute la nuit, les jambes de Mouna ont occupé mon esprit. Je l’imaginais allongée sur son lit. Je souhaitais plus que tout qu’un tremblement de terre survienne et détruise le plafond qui nous séparait, afin qu’elle me tombe dessus.

Le Petit terroriste, Omar Youssef Souleimane, 2016

Mariam n’ayant jamais porté de burqa, Rachid dut l’aider à enfiler la sienne. La partie rembourrée au sommet, lourde et un peu étroite, lui enserrait le crâne comme un étau, et le fait de voir à travers le grillage lui parut très étrange. Elle s’entraîna à marcher avec dans sa chambre mais, comme elle était déstabilisée par la perte de sa vision périphérique et que l’étoffe se collait contre sa bouche, l’empêchant de respirer, elle ne cessait de trébucher, se prenant les pieds dans l’ourlet de la robe.
– Tu t’y feras, lui assura Rachid. Avec le temps, je suis même prêt à parier que tu aimeras ça.
Ils prirent un bus jusqu’au parc de Shar-e-Nau, où il se promenèrent dans les allées en regardant les enfants faire de la balançoire, s’amuser avec leur cerfs-volants au jouer au volley par-dessus des filets troués tendus entre des troncs d’arbres. A midi Rachid emmena Mariam déjeuner près de la mosquée Haji Yaghoub, dans un petit kebab sale et enfumé qui empestait la viande crue. […] Plus étonnant, sa burqa la rassurait en fin de compte. C’était un peu comme un miroir sans tain : elle voyait tout, mais en demeurant protégée du regard des autres. Elle n’avait plus à redouter que l’on lise sur sa figure tous les secrets honteux de son passé.

Mille soleils splendides, Khaled Hosseini, 2009

Longtemps après la disparition du fondateur, [Hassan Sabbah] les habitants d’Alamout demeuraient terrifiés par la seule vue des murs qui l’avaient abrité ; ils évitaient de s’aventurer vers ce quartier désormais inhabité, de peur d’y rencontrer son ombre. La vie de l’ordre était encore soumise aux règles que Hassan avait édictées ; la plus sévère ascèse était le lot permanent des membres de la communauté. Aucun écart, aucun plaisir ; et, face au monde extérieur, plus de violence, plus d’assassinats que jamais, ne serait-ce que pour démontrer que la mort du chef n’avait affaibli en rien la résolution de ses adeptes.

Samarcande, Amin Maalouf, 1988

Comment expliquer aux hommes occidentaux, dont les yeux se repaissent à volonté des jambes interminables des mannequins, des culs moulés dans les bikinis des filles blondes ou brunes, des nichons pigeonnants superbement mis en valeur par des décolletés généreux…, comment expliquer à ces hommes occidentaux que dans la sainte ville de Mashhad, lorsqu’un bref instant un tchador noir s’entrouvre, le feu d’artifice s’allume dans le regard des mâles frustrés qui ne pensent qu’à y pénétrer ?

Dans la capitale iranienne, comme dans toutes les grandes villes en Iran, selon divers témoignages et enquêtes, le temps qu’une femme, une adolescente, une fillette ou une prostituée se fassent accoster, soit par un client, soit par un proxénète avisé ou une maquerelle à l’oeil perspicace, soit par un criminel, ou par un gardien du régime – ce qui reviendrait au même -, est estimé, en moyenne, à trois minutes. La sécurité des femmes n’a jamais été aussi en péril que depuis que les dogmes islamiques font office de loi dans ce pays. Dès qu’une femme cherche une rue, a l’air perdue, paraît hésitante, flâneuse, rêveuse, pensive, gaie, souriante ou même triste, dès qu’elle a une démarche élégante, une paire de chaussures voyantes, un voile glissant, un jean moulant, un manteau un peu court, dès qu’elle est maquillée, jeune, belle ou laide…, elle est abordée par des mâles, à pied ou en voiture, à l’affût de proies. […]

Ils sont tous clients des putes, tous, des plus haut placés jusqu’au petits morveux qui patrouillent dans les rues. Les mollahs, eux, sont les pires. Tous des obsédés sexuels. Des malades. Grave. Et ils s’en prennent aux femmes parce que des mèches de cheveux dépassent de leur voile ! Ce pays est devenu un merdier pas possible. Trente-cinq ans de répression, de privations, d’interdits et d’humiliations en tout genre ont rendu les gens avides, malhonnêtes et tricheurs. […]

« …Ce fut un vrai choc, la première fois que je suis allée dans un sauna à Berlin. On m’a demandé d’enlever mon maillot. Déjà que j’avais du mal à me montrer en maillot de bain devant les hommes…, j’avais l’impression que tout le monde me regardait, alors qu’ils s’en foutaient de mes cuisses. Voir hommes et femmes à poil ! Sans le moindre manque de respect. Sans le moindre voyeurisme. Le naturel du corps. Des corps jeunes, vieux, gros, grands, petit, beaux, laids. C’était quelque chose pour une Iranienne grandie sous le voile. Un choc plus fondamental que culturel. Un choc existentiel. C’est à Berlin, au sauna, parmi d’autres corps mis à nu, sans artifices, sans apprêt, vulnérables…, que j’ai pris vraiment conscience d’être avant tout un corps. J’étais ce corps et ne devais pas en avoir honte. Il m’a fallu longtemps pour aimer mon corps, respecter mon corps et celui des autres. Habiter un corps de femme, dans l’immense majorité des pays musulmans, est en soi une faute. Une culpabilité. Avoir un corps de femme vous coûte très cher, et vous en payez le prix toute votre vie.

Les putes voilées n’iront jamais au paradis ! , Chahdortt Djavann, 2017

La question du voile est importante et significative, car elle dit jusqu’où peut aller l’asservissement d’une personne au nom de l’idéologie religieuse, l’islam paraissant, de ce point de vue, encore plus répressif car il double l’absence de liberté individuelle dans les régimes autocratiques où il est en vigueur.
Le voile est donc un bon indice de l’évolution de la condition féminine dans les pays musulmans mais aussi de sa situation politique. Depuis peu, l’usage du voile gagne les communautés musulmanes vivant en Europe et témoigne de ce que le modèle d’intégration des minorités n’est pas encore suffisamment compris. De jeunes adolescentes on fait le choix de porter le voile islamique le plus rigoriste, soit pour se faire valoir auprès des leurs, se faire reconnaître par leurs amis, soit au contraire pour exprimer leur attachement à une société révolue, celle de leurs parents, d’autant que son principe directeur, le communautarisme, leur est plus favorable. Plus récemment encore le voile est aussi devenu chez ces jeunes femmes l’indice de l’impact du discours fondamentaliste sur leurs personnalités en formation.

Dictionnaire amoureux de l’Islam, Malek Chebel, 2004